L'Irlande et l'IVG : quelles options pour les femmes ?

Johanna Jacquot-Albrecht, correspondante à Dublin, Irlande
16 Avril 2013


Alors que la législation en matière d'avortement est l'une des plus restrictives en Europe, la menace d'une grossesse non désirée pèse sur les couples hétérosexuels.


En France, 209 269 femmes ont eu recours à une interruption volontaire de grossesse en 2009, selon les chiffres de l'INSEE. En Irlande, officiellement, aucune. En effet, à moins que la vie de la femme ne soit gravement menacée, l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) est interdite par la constitution irlandaise, que seul un référendum pourrait modifier. Or, les valeurs de l'Eglise catholique sont toujours profondément ancrées dans les mentalités : l'avortement est un sujet dont on ne parle pas. L'Irlande reste le pays qui n'a autorisé la vente de préservatifs qu'en 1978 (et il a fallu attendre 1985 pour que ceux-ci soient disponibles sans ordonnance).

La mort en octobre 2012 de Savita a certes mis en lumière l'absence de législation concrète en la matière. Cette dentiste de 31 ans est morte d'une septicémie, trois jours après avoir été admise aux urgences de Galway, ville touristique de la côte ouest. L'issue de la fausse-couche dont elle était victime ne faisait aucun doute, mais les médecins ont refusé de procéder à un avortement thérapeutique (pourtant, théoriquement, autorisé par la constitution) tant que le cœur du fœtus battait encore. Aucune loi ne précise qui (membre du personnel médical, de l'administration ou juge) est compétent pour déterminer si la vie d'une femme est suffisamment en danger pour justifier un avortement, quel processus cette décision devrait suivre, quand elle devrait avoir lieu, qui y procéderait et où. Il n'est donc pas étonnant qu'en rédigeant son rapport sur l'avortement en Irlande, A State of isolation, l'ONG Human Rights Watch n'ait pas trouvé la moindre trace d'un avortement thérapeutique pratiqué sur le territoire. En fait, les médecins irlandais n'ont qu'une expérience théorique limitée de la procédure, et on ne sait même pas combien d'entre eux seraient capables (s'ils le voulaient) de la pratiquer. Si le gouvernement a promis d'instaurer un cadre législatif pour l'avortement thérapeutique, son application s'annonce d'ores et déjà difficile, et la présentation du projet de loi ne cesse d'être repoussée. Aux dernières nouvelles, elle devait avoir lieu dans le courant du mois d'avril.

L'interdiction de l'IVG n'est pas seulement un fait juridique, il s'agit d'une réalité sociale et sociétale : parler d'avortement en public est polémique voire grossier, et les femmes ne peuvent pas avorter. Pourtant, il y a autant de grossesses non désirées qu’ailleurs. En Irlande, 35% des femmes ayant déjà été enceintes avouent avoir fait l'expérience d'une « crisis pregnancy » (littéralement, une grossesse de crise). Les grossesses non désirées, dont la menace plane au-dessus des femmes et des couples irlandais de tout âge comme une épée de Damoclès, sont un phénomène auquel le pays n'échappe pas.

Pour tenter de le gérer, l'Etat irlandais travaille en collaboration avec des associations qu’il subventionne pour accompagner les femmes pendant leur crisis pregnancy. Des publicités rappellent dans les rues et dans les toilettes de tous les lycées et facultés d'Irlande qu'il est possible de prendre rapidement et gratuitement rendez-vous auprès de leurs conseillers. Ceux-ci proposent trois options différentes aux femmes :

Savita, décédée en Irlande après s'être vu refuser, selon son mari, l'interruption de sa grossesse alors qu'elle faisait une fausse couche.
L'adoption

En 2010, seul 1% des grossesses non désirées s'étaient achevées par une adoption. Il s'agit d'une procédure lourde, longue et émotionnellement difficile : les couples mariés n'ont par exemple pas le droit d'y recourir, sauf décision contraire émanant de la Cour Suprême. Après l'accouchement, l'enfant peut même être confié pendant plusieurs jours à sa mère, avant d'être placé dans une famille d'accueil. L'adoption n'est définitive qu'après six mois dans cette famille, à condition que la mère ne revienne pas sur son choix.

Accepter son sort de future mère (et bien le vivre)

Socialement la plus acceptable et la plus 'évidente', c'est l'issue choisie par une majorité de femmes. En 2010, 62% des femmes ayant été victimes d'une grossesse non désirées ont choisi de la mener à terme et d'élever leur enfant, avec ou sans l'aide de leur partenaire (NB : ce chiffre relativement bas s'explique par un autre taux élevé : 14% de fausse-couche cette année-là. En 2003, 73% des femmes avaient fait ce même choix, pour 8% de fausse-couche). En effet, 66% des femmes qui ont choisi de donner naissance à leur enfant rapportent avoir été soutenues par leur partenaire, 62% par leur famille, et 82% par leurs amis. En fait, être enceinte en Irlande est synonyme de maternité : une tuile avec laquelle on compose, même si on n’est encore qu’au lycée. La maternité, tout comme la famille, est une valeur fondamentale, toujours un peu idéalisée : même lorsqu'elle n'était pas désirée, la grossesse est vue comme une expérience qui peut finalement être positive pour les femmes. Les agences de conseils sont là pour concilier l’image de la grossesse avec la réalité : aider les femmes à annoncer la nouvelle à leur entourage, prendre connaissance des différentes aides sociales dont elles pourront bénéficier, et accepter psychologiquement la nouvelle. 24% des femmes ayant été victimes d'une grossesse non désirée en 2010 ont rapporté avoir eu des pensées suicidaires.

L'avortement à l'étranger

L'Irlande a beau être une île, les Irlandais ne sont pas coupés du monde. Chaque année, des milliers de femmes vont avorter à l'étranger, principalement au Royaume-Uni. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les agences agréées peuvent communiquer aux femmes qui le souhaitent les coordonnées des établissements étrangers où elles pourraient avorter. Selon le ministère de la santé britannique, en 2008, 4 600 femmes qui ont eu recours à une IVG dans le pays ont donné une adresse de résidence irlandaise. Un chiffre que le ministère reconnaît être très en-deçà de la réalité, puisque de nombreuses femmes venues d'Irlande mentent aux médecins. En effet, elles sont peu nombreuses à savoir qu'elles ont le droit de se rendre dans un autre pays européen pour avorter.

Bien que le traité de Maastricht signé en 1992 reconnaisse à l'Irlande le droit de ne pas modifier sa législation concernant l'avortement, les autorités ne peuvent pas s'opposer au droit de libre circulation entre les frontières des citoyens européens. Pas plus qu'elles ne peuvent porter atteinte à leur intégrité physique, telle qu'en dispose la Convention européenne des droits de l'Homme. Le gouvernement ou les autorités sanitaires ne peuvent s'opposer à ce que soient soignées les femmes dont l'IVG effectuée à l'étranger a entraîné des complications, une fois de retour en Irlande, ni à ce que l'IFPA (Irish Family Planning Association), créée en 1959 pour contourner l'interdiction de vente de la contraception, propose des check-up post-avortement gratuits et anonymes.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les agences de conseils agréées par l'Etat peuvent fournir aux femmes qui en font la demande les coordonnées d'établissements à l'étranger où elles pourraient se faire avorter. Certaines agences, comme CURA ou Life, refusent de communiquer ces coordonnées, mais elles n'ont pas le droit d'essayer d'influencer la décision des femmes qui viennent les consulter si elles veulent conserver leur agréation. Ces informations peuvent d'ailleurs n'être communiquées que lors d'un rendez-vous en face à face avec un conseiller.

En réalité, la proximité du Royaume-Uni et sa législation très souple en matière d'IVG, arrangent les autorités irlandaises. Les femmes qui souhaitent avorter peuvent s'y rendre jusqu'à la vingt-quatrième semaine de grossesse, et n'ont pas recours à des avortements clandestins beaucoup plus dangereux pour leur santé. Ainsi, le pays peut continuer à fermer les yeux sur les carences de sa législation et sur ses conséquences sociétales. La mort de Savita a certes entraîné un scandale, mais c'est un cas exceptionnel et isolé, où l'avortement thérapeutique aurait dû être pratiqué en urgence. Même les femmes pour lesquelles l'avortement est une nécessitée sanitaires partent au Royaume-Uni. Quant aux autres, elles ont souvent recours à l'IVG dans des conditions très difficiles : le coût estimé du voyage se situe entre 800 et 1 000 euros, une somme considérable pour beaucoup, à rassembler rapidement, tout en étant isolée. En effet, 29% des femmes qui sont allées à l'étranger pour avorter en 2010 l'ont caché à leur partenaire, 54% à leur famille et 41% à leurs amis.

Les femmes et les couples irlandais payent les conséquences du refus des autorités de remettre la question sur le devant de la scène politique, quitte à briser les tabous.